Le Président du Club des investisseurs Sénéglais (Cis), Pierre Goudiaby Atépa fait le point sur la marche du secteur privé national. Dans cet entretien, il re– vient aussi sur la tension politique qui règne au Sénégal et dont les répercussions dans le monde des affaires économiques sont incommensurables.
Vous êtes le nouveau Président du Club des investisseurs sénégalais (Cis). Quels sont les actes posés par le Club depuis son installation ?
Il faut d’abord rendre hommage à M. Babacar Ngom qui est l’initiateur de notre Club en juin 2018. C’est du reste en reconnaissance de son action et de sa générosité que nous, les membres, avons décidé d’en faire le Président d’honneur. Ensuite pour répondre à votre question, nous avons su créer un réseau im- portant d’opérateurs économiques sénégalais orienté vers l’objectif d’investir pour la souveraineté économique. Au sein de notre organisation, nous avons pu nous doter d’une société d’investissement qui sera un moyen de canaliser les investissements du Club. Nous sommes en discussions avancées pour nouer les accords avec des institutions telles que le Fonds de solidarité africain (Fsa) dont la dernière rencontre de partage s’est tenue au Cis, avec la Société financière internationale (Sfi) avec des banques internationales. Nous avons également à notre actif l’institution des jeudis de l’investisseur, une tribune qui permet à nos membres dans un esprit de dialogue d’échan- ger avec les décideurs publics et privés sur l’environnement des affaires au Sénégal. Tous ces acquis participent à la réalisation de l’ob- jectif de contribuer au développement de notre pays par l’investissement privé. Nous comptons prendre notre place, toute notre place dans le développement du pays parce que nous avons constaté qu’on nous laisse souvent de côté. On n’est pas le club des inves- tisseurs du Sénégal, mais le club des investis- seurs sénégalais, la différence est importante parce que d’aucuns disent qu’il y a trop d’or- ganisations patronales mais chacun sait ce qu’il doit faire.
Mais, est-ce que cela ne crée pas une dispersion des forces surtout avec la mise en place de C50 de Abdoulaye Sylla ?
Non. Il faut peut-être que la mutualisation vienne à un autre niveau. C’est comme si on a plusieurs équipes et après, il y a l’équipe nationale. Que chacun fasse sa partition et on se retrouve entre leaders de ces organisations pour avoir un cadre de concertation entre nous et nous y travaillons. C’est l’un de mes principaux objectifs, que nous ayons une ins- tance de dirigeants qui se retrouvent régulièrement pour pouvoir harmoniser les positions qui vont faire que les Sénégalais contrôlent leur économie.
Peut-on avoir une idée sur le point des investissements consentis et les domaines ?
On est 80 membres dans le club qui représentent des centaines de milliards FCfa d’investissements, mais ça devrait être des milliers de milliards FCfa bientôt parce que nous entrons dans l’ère du pétrole et du gaz. Il faudrait qu’on se concerte pour qu’on prenne notre part, et toute notre part, dans le développe- ment industriel de notre pays. Au demeurant, nous sommes un Club avec des membres au niveau individuel qui réalisent des investissements soutenus par notre association. Ces investissements restent assez importants et alignés sur les priorités du Sénégal.
Est-ce que le secteur privé national est compétitif par rapport à la concurrence internationale dans un contexte d’ouverture et de compétition ?
C’est là où il faut faire jouer le rôle de l’Etat. C’est à l’Etat de protéger et soutenir le secteur privé dans la mesure où la compétitivité est d’abord une variable de politique économique soutenue par des infrastructures, des poli- tiques de prix, de la recherche appliquée et de l’innovation. Autant de facteurs qui relèvent de la gestion publique. Certes, les entreprises constituent le relais opérationnel de la compétitivité, mais nous aimerions avoir une impulsion publique plus importante. La compétitivité est aussi une affaire de protection de nos industries aussi bien au plan juridique que stratégique. Nos jeunes entreprises ne peuvent pas être compétitives vis-à-vis des multinationales qui nous font de la concurrence. C’est à ce niveau que nous avons besoin d’être protégés.
Quelle est la part de responsabilité des investisseurs sénégalais dans le contrôle de certains secteurs prioritaires par des groupes étrangers, n’est– ce pas un manque de courage ?
Ce n’est pas que nous manquons de courage, mais on nous prend ce qui est à nous et on donne aux autres. Vous savez, une entreprise qui naît à forcément besoin d’appui public pour grandir. C’est l’Etat qui ne fait pas suffisamment ce qu’il devait faire. Je ne parle même pas de nous favoriser, mais de nous protéger. La dévolution des marchés et des ac- tifs économiques aux étrangers ne saurait être imputée au secteur privé national. Nous avons déjà suffisamment montré notre savoir-faire, notre patriotisme et notre disposition à prendre notre place dans l’écosystème économique. Nous voulons aller plus loin, nous voulons être un véritable levier du développe- ment et nous concentrer notamment sur l’industrialisation du Sénégal. Le gaz que nous allons produire à partir de cette année devrait nous donner les moyens d’une industrialisation tout azimut. C’est la raison pour laquelle le Club a fait sienne de notre fameuse nouvelle route de l’acier et de l’aluminium qui nous per- mettra à partir de la grande côte de lancer, sur une dizaine de milliers d’hectares, une zone industrielle sidérurgique qui va alimenter une bonne partie de l’Afrique en fer et en aluminium, faisant ainsi du Sénégal un des principaux acteurs du marché commun africain la Zleca. Par ailleurs, nous avons commencé des «Entretiens Echanges Economiques (3E)» avec les ambassadeurs des pays amis accrédités au Sénégal pour nouer des partenariats avec leurs entreprises. A cet effet, par exemple, je viens de rentrer d’Addis-Abeba où la Fon- dation Économique Afrique – Inde, que nous avons mis en place avec nos partenaires indiens, a signé ce mardi 17 mars 2023 un partenariat avec l’Union Africaine dans le but de promouvoir le transfert de technologie avec ce pays qui compte plus de 50 millions de Pme.
Vous voulez dire que l’Etat ne soutient pas son secteur privé ?
Nous avons réalisé la Bceao il y a 45 ans, il n’y avait pas un étranger sur le chantier. A ce jour, il est l’édifice le plus imposant au Sénégal. C’est l’œuvre d’entreprises sénégalaises parmi lesquelles on peut citer l’Entreprise de M. Boly Ba, paix à son âme, qui avait réalisé la menuiserie bois. Près de 45 après, les portes et placards et il n’y a pas une seule fissure dans le bâtiment. Je donne toujours l’exemple de Boly Ba qui a fait toute la menuiserie bois. Mais, tout ce qu’on fait maintenant, on donne ça aux entreprises étrangères. Allouer des marchés et offrir des possibilités au secteur privé national n’est pas une faveur. Cela relève de l’efficacité de politique économique. On ne peut pas construire une souveraineté économique endogène avec une primauté accordée aux étrangers.
Mais est-ce que le secteur privé soumissionne réellement ?
Bien sûr. Il y a de mauvais exemples. On a donné des projets à des gens qui n’avaient même pas d’entreprises et on dit oui quand on donne aux Sénégalais, ils ne terminent pas les travaux. Ça dépend à quel sénégalais on a donné des projets.
Vous voulez que l’Etat vous accorde des privilèges, n’est-ce pas gênant ?
Ce ne sont pas des privilèges, ce sont des choses normales. Quand une entreprise sénégalaise fait un bénéfice d’un milliard, cet argent reste au Sénégal. En revanche, quand c’est une entreprise étrangère, 80% sortent du Sénégal. Nous souhaitons apporter de nouvelles propositions afin d’apporter des changements importants dans le traitement du secteur privé. C’est de notre responsabilité d’alerter et de faire des propositions réalistes. A cet effet, j’ai demandé à voir Monsieur le Président de la République qui m’a répondu qu’il allait nous recevoir. Nous entendons discuter avec lui des contraintes du secteur privé qu’il faut résoudre pour espérer concrétiser ses ambitions d’un Sénégal développé.
A part le manque de soutien de l’Etat, quelles sont les faiblesses du secteur privé ?
La commande de l’Etat, mais la vraie commande. Il faut que nous redéfinissions les routes du développement. C’est une question de stratégie nationale.
Le Sénégal vit une situation politique très tendue depuis plusieurs jours occasionnant des manifestations presque sur tout le territoire national, quelle appréciation en faites vous ?
Nous devons tous nous donner la main pour ramener la paix et la sérénité dans ce pays. Cela fait 50 ans qu’on travaille dans le pays, mais on n’a jamais connu une situation aussi grave. Le Sénégal a toujours été un modèle pour les pays africains et pour le monde entier. Je reviens d’Addis-Abeba et partout où je vais, ce sont les mêmes interrogations : que se passe-t-il au Sénégal ? Il y en a un qui m’a dit : mais si le Sénégal bascule où irons-nous parce que pratiquement de tous les pays au sud du Sahara, c’était le pays de l’espoir, de la stabilité. C’était surtout le pays de la justice. Justice, c’est ça le maîtremot. Je suis très inquiet, mais je pense qu’il y a encore des possibilités pour que nous nous ressaisissions en tant que peuple. Nous sommes dans une situation où le monde entier nous regarde parce que nous sommes à un virage extraordinaire. Ou nous prenons le virage qu’il faut et nous entrons dans le développement du Sénégal, ou nous prenons le mauvais virage et la malédiction du pétrole va nous arriver. Ce qu’il faut éviter à tout prix. Il est important de sauver le bateau Sénégal. Il faut que les uns et les autres comprennent que notre pays est au-dessus de tout. Notre pays est au-dessus de tous les acteurs politiques, apolitiques, opérateurs économiques.
Justement, quelle devrait être l’attitude du chef de l’Etat, Macky Sall, garant de la sécurité des personnes et des biens ?
C’est à lui d’appeler et de mettre en place les conditions d’apaisement. Bien entendu, les va-t’en-guerre doivent revoir leur discours. Le Président a eu deux mandats, il a effectué un travail extraordinaire, il n’a pas le droit de sortir par la petite porte.
Vous insistez beaucoup sur le mot in– justice, elle se situe à quel niveau ?
Tout le monde le sait. Nous vivons une situation extraordinaire. Le dernier procès parle de diffamation, moi-même on m’a diffamé, je suis allé au tribunal et le tribunal a tranché, mais ça a pris deux ans. Il y a un fait qui est là, qui ne date pas de deux mois et on est déjà au tribunal. Il y a des emprisonnements même de journalistes. Il y a eu des morts. Quand on regarde tout ça, on n’a plus confiance. Je de- mande à mon jeune frère Mame Mbaye Niang de retirer sa plainte (contre Ousmane Sonko, Ndlr). J’ai un ami qui est allé voir son père (Imam Mbaye Niang, Ndlr) pour lui demander la même chose parce qu’il ne faudrait pas qu’il y ait un chaos. Il y a déjà deux morts et c’est trop. Le Sénégal n’est pas n’importe quel pays et c’est le dernier verrou en Afrique.
Vous demandez à votre jeune frère Mame Mbaye Niang de retirer sa plainte, est-ce que Ousmane Sonko ne devrait pas faire amende honorable?
L’objectif de ma visite à Monsieur Ousmane Sonko, au-delà de m’enquérir de son état de santé, était de discuter avec lui pour trouver une issue amiable à toute cette histoire qui secoue le pays et dont les conséquences sont fâcheuses pour le pays.
Il y a eu des violences à Bignona avec un mort, n’avez-vous pas peur pour la stabilité de la Casamance?
Je ne peux regretter que de tels événements aient lieu en Casamance qui peine déjà à panser ses plaies. Je présente mes sincères condoléances aux familles explorées et c’est une raison de plus pour que les acteurs politiques se ressaisissent pour préserver la paix et la stabilité.
Pourquoi n’entamez vous pas une médiation pour rapprocher les uns des autres?
J’ai déjà entamé cette médiation. Mon vœu est d’inviter toutes les parties prenantes à s’as- seoir pour qu’on discute sereinement de l’avenir du pays. Aujourd’hui, nous devons tous nous focaliser sur comment tirer profits de nos ressources naturelles et léguer un avenir meilleur à notre jeunesse et non nous déchirer entre nous. Le collectif des cadres Casamançais que je dirige est toujours prêt à apporter sa contribution à la consolidation de la paix.
Le climat de tension impacte forcément sur les activités économiques quelles peuvent être les conséquences d’une telle situation ?
Nous commençons déjà à vivre les conséquences de ces tensions. J’ai des opérateurs qui devaient arriver la semaine dernière, mais ils ont annulé parce qu’ils ont peur. Les affaires ont horreur de l’instabilité. L’exigence de stabilité est encore plus grande avec les découvertes de pétrole et de gaz qui ne s’accommodent pas de turbulences politiques actuelles. Je suis inquiet et nous sommes tous inquiets. Vous savez, ce sont les Sénégalais qui sont les premières victimes de l’instabilité. Ils n’investissent pas, ne travaillent pas correctement.
CODOU BADIANE OBSERVATEUR